Sécurité alimentaire : Au-delà de l'urgence

91 | «Tout bouge, rien ne change ?» 

Ce cadrage introduit une série d’entretiens avec Alain de Janvry, Francis Delpeuch, Bernard Bachelier, Olivier De Schutter et Sujiro Seam sur la sécurité alimentaire.
Un dossier thématique et de nombreux repères sont disponibles dans le numéro.

« Tout bouge, rien ne change ? »
De la difficulté à considérer la sécurité alimentaire comme un bien public global

François Lerin,
Institut agronomique méditerranéen de Montpellier

et Sélim Louafi
Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement

Sécurité alimentaire : Au-delà de l'urgence
Sécurité alimentaire : Au-delà de l’urgence

La question de la «sécurité alimentaire» apparaît, de prime abord, comme une question purement nationale – celle d’une souveraineté souvent revendiquée dans les relations internationales. Les situations d’urgence liées soit à des conflits locaux, soit à des catastrophes naturelles sont, en ce sens, des exceptions pendant lesquelles l’aide de la « communauté internationale » est requise pour pallier une défaillance momentanée d’États soumis à des contraintes externes trop fortes et indépendantes de leur volonté (le cas d’Haïti aujourd’hui). En effet, il est admis dans le débat international contemporain sur la sécurité alimentaire que le problème est très rarement un problème de disponibilité des biens alimentaires (au sens des anciennes famines historiquesi ) mais un problème d’accessibilité – donc de prix des biens alimentaires ou de revenus des plus pauvres, qui forment ce que l’on appelle parfois le « milliard d’en bas » (bottom billion), pauvres ruraux et urbains confondus. Dit d’une autre manière : il est de la responsabilité des États-nations d’assurer aux pauvres et mal-nourris les biens alimentaires qui sont nécessaires à leur survie et, sauf cas d’urgence, c’est une question d’équité posée à des régimes économiques, sociaux et politiques. En ce sens, la sécurité alimentaire ne serait pas un bien public global.

Les crises se succèdent et, imperturbablement, la FAO propose toujours le même diagnostic, assorti des mêmes solutions.

ET POURTANT…

La hausse des prix des produits agricoles de 2007-2008 est parfois présentée comme une «crise alimentaire globale» – entendue comme une crise du monde global dans lequel nous vivons et qui remet en ce sens la question de la coordination internationale sur le tapis et pourrait faire de la sécurité alimentaire un enjeu collectif. Quels sont aujourd’hui les termes et les acteurs de cette question ?

1) La FAO tout d’abord. Les crises se succèdent et, imperturbablement, l’Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation propose toujours le même diagnostic, assorti des mêmes solutions : la crise est avant tout un problème de disponibilités dont le règlement passe par une augmentation de la production agricole. Peu importe si ce discours et ces recettes n’ont jamais permis de prévenir ou de répondre efficacement au problème posé…

Toutefois, au-delà de ce constat sévère, il ne faut pas oublier que depuis 2005, la FAO est engagée dans un processus de réforme très profond et inédit à l’échelle d’une agence des Nations unies. Ce processus, qui marque une reprise en main par les États-membres d’une organisation jugée en perte de légitimité, a conduit, notamment, à une tentative de revitalisation du Comité de la sécurité alimentaire (CSA). Constituant l’un des comités techniques de la FAO, le CSA avait été établi à l’issue de la Conférence mondiale sur l’alimentation de 1974, dans le contexte d’une autre «crise alimentaire mondiale», comme un forum d’analyse et de suivi des politiques, dédié à tous les aspects de la sécurité alimentaire dans le monde. Mais ce comité n’a jamais acquis le pouvoir de convocation qui aurait dû être le sien à l’échelle internationale et n’est pas parvenu à engager les autres agences des Nations unies et la société civile dans le processus.

Sa revitalisation aujourd’hui, matérialisée par un changement de statut juridique, s’appuie sur deux piliers. Le premier, politique, engage une plus grande ouverture à la société civile (organisations non-gouvernementales, organisations professionnelles et secteur industriel) et aux organisations internationales «sœurs» et «amies». L’objectif est d’accroître la légitimité politique d’éventuelles décisions internationales. Le second pilier est scientifique. Partant du constat que la coordination internationale bute très souvent sur des diagnostics et sur des solutions non consensuelles, la mise en place d’un panel d’experts de haut niveau (sur le modèle du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat – Giec) est censé fournir au processus de décision politique internationale des données et recommandations les plus objectives possibles, améliorant par la-même la qualité de la délibération politique. Légitimité procédurale donc, par l’inclusion des acteurs concernés, et meilleure appréhension de la nature substantielle des débats par le recours à un diagnostic spécialisé, devraient conduire à rehausser et rendre plus effectif le débat politique et la coordination internationale – et faire du CSA l’équivalent des conférences des parties des grandes conventions environnementales : un rendez-vous annuel incontournable de la sécurité alimentaire globale.

2) Les pays les plus développés, via le G8, se sont aussi sentis interpelés par la crise des prix alimentaires qui a précédé la crise économique mondiale. Ils ont pris des décisions dès le printemps 2008, sous présidence française. Elles devraient accoucher d’un «Partenariat mondial pour l’agriculture, l’alimentation et la nutrition» aux contours encore flous pour le moment.LIRE Expertise Vers un panel international, Entretien avec Sujiro Seam Ministère des Affaires étrangères et européennes En juillet 2009, le Sommet du G8 de L’Aquila est convenu de mobiliser 20 milliards de dollars sur trois ans pour une stratégie globale axée sur le développement agricole durable. Cette aide devrait être délivrée par différents canaux (bilatéraux, multilatéraux) et sous différentes formes (nature, facilités, dons, etc.). L’articulation avec les autres institutions traitant de la question alimentaire globale et l’effectivité de ces décisions sont encore en chantier…

3) Plus novateur, les Nations unies, par son directeur-général Ban Ki-moon, ont mis en place en avril 2008, un groupe de travail de haut niveau sur la crise alimentaire mondiale (High-Level Task Force on the Global Food Security Crisis – HLTF), qui se place d’une certaine façon «au-dessus» de son agence spécialisée, la FAO. Justification de cette innovation : la nécessité d’une cohérence entre les actions humanitaires et les actions de développement et la nature plurisectorielle de la sécurité alimentaire. Cette task force comprend un représentant de chacune des vingt-deux agences des Nations unies et inclut de surcroît la Banque mondiale, le Fonds monétaire international, l’Organisation mondiale du commerce et l’Organisation de coopération et de développement économiques. Elle a produit pendant l’été 2008 un document-cadreii marquant un consensus sur la manière de répondre à la crise et d’investir dans l’agriculture de manière cohérente et coordonnée.

Le caractère collectif de la sécurité alimentaire n’est donc pas franchement pris en charge par une institution multilatérale identifiée.

Cette innovation reste cependant limitée par le fait que cette task force – qui ne bénéficie pas d’une couverture politique formelle (elle ne tire pas sa légitimité de la volonté des États mais simplement de celle du secrétaire général de l’ONU) – s’attelle surtout à des enjeux fonctionnels de coordination. Son caractère novateur cependant porte sur le champ de cette coordination et sur l’affirmation que la question de la sécurité alimentaire est bien de nature globale. En effet, la task force traite de la cohérence entre les urgences de court terme et les objectifs de long terme (temporalité) et de la cohérence entre les multiples secteurs concernés par la sécurité alimentaire (horizontalité). Elle touche même un troisième axe de gouvernance globale, très sensible politiquement (et évidemment approché que sous son angle fonctionnel) : la verticalité, consistant à coordonner les différentes échelles de gouvernance – internationale, nationale et locale.

UN «SYSTÈME» ENCORE TRÈS FRAGMENTÉ

À côté de ces initiatives, une série d’institutions concernées par la sécurité alimentaire globale doivent être considérées dans cette cartographie globale : le Fonds international de développement agricole (Fida), le Programme alimentaire mondial (PAM), le Groupe consultatif pour la recherche agricole internationale (CGIAR), la Banque mondiale et l’OMC.

Le CGIAR, notamment, et son réseau de quinze Centres internationaux de recherche agricole mérite une attention particulière. Créés en 1971 avec la mission de développer et de diffuser lar gement des variétés à haut rendement, ces centres ont constitué l’un des mécanismes clés de la révolution verte – première réponse coordonnée et globale à la sécurité alimentaire, envisagée toutefois sous l’angle purement agricole et technique. Depuis, les centres du CGIAR sont passés par de multiples phases de crises et réformes dont la tendance générale a toujours été d’aller plus loin dans la recherche de formes globales et intégrées de réponses aux enjeux de la sécurité alimentaire : intégration de préoccupations environnementales ; inclusion des enjeux de nutrition ; adoption et opérationnalisation du concept de bien public global comme contrepoids au système existant de droits de propriété intellectuelle pour le transfert de connaissances, de ressources génétiques ou d’innovations, etc. Depuis 2008 une nouvelle vague de réformes vise à davantage de coordination entre les différents centres sur des enjeux toujours plus globaux, en réponse aussi à une fragmentation de leurs donateurs.

Si les mots d’ordre insistent sur le caractère nécessairement collectif de la réponse, la réalité reste pourtant celle d’une fragmentation des initiatives et d’une parcellisation des agendas au sein d’institutions ou d’initiatives aux dynamiques différentes mais dont les attributions et intentions se chevauchent parfois !

Le caractère collectif de la sécurité alimentaire n’est donc pas franchement pris en charge par une institution multilatérale identifiée. Si presque tout le monde déplore cette fragmentation, elle est de fait le résultat de l’état du consensus international sur la sécurité alimentaire : personne (État ou institution internationale) n’a la légitimité suffisante pour imposer un modèle unique d’action collective internationale. Aucune des initiatives n’est à même de prendre en charge la question dans son ensemble. De surcroît, tout se passe comme si les termes institutionnels et analytiques de la discussion restaient identiques, même après la récente crise alimentaire. Une fois de plus, on a l’impression que «tout bouge, mais que rien ne change». Mais est-ce vraiment le cas ?

QUEL STATUT «GLOBAL» POUR LA SÉCURITÉ ALIMENTAIRE ?

On peut imaginer, ou souhaiter, que les différentes initiatives que nous avons mentionnées convergent vers un nouveau dispositif (le fameux Partenariat mondial ?) qui, notamment via les aspects verticaux d’articulation des niveaux de responsabilité et horizontaux d’articulation entre enjeux globaux, laisse (enfin !) entrevoir, d’une part, la possibilité de mettre la question de la sécurité alimentaire en bonne position sur l’agenda international et, d’autre part, la volonté de résoudre la trop grande fragmentation du traitement de la question.

Cependant, on peut craindre que le chemin soit encore long étant donné que le flou dans la définition du problème reste encore patent. Derrière la notion de «sécurité alimentaire» se cachent des réalités différentes que mettent en lumière l’attention de plus en plus grande portée à la composante nutritionnelle de la question : urgences liées aux conflits et aux catastrophes naturelles ; populations de «quart monde» dans les pays émergents et développés ; défauts de production agricole ; «faim cachée», etc. L’insécurité alimentaire se confond souvent avec l’extrême pauvreté – mais pas toujours !

Dans le triptyque État-marché-aide, qui couvrait la question dans les années 1990 (voir les numéros du Courrier de la planète de 1995, 1996 et 1998), la période du « tout marché » insistait sur le caractère autorégulateur des échanges et du signal de prix. La récente flambée des prix alimentaires a montré que certains pays, massivement importateurs – comme les pays méditerranéens iii – se trouvaient soumis à un risque politique fort, sans mécanismes de compensation en place permettant d’absorber, en interne, la hausse des prix internationaux des produits agricoles et alimentaires.

Cet ensemble d’éléments fait que la « souveraineté », si souvent invoquée, recouvre des enjeux plus complexes que la seule souveraineté étatique des relations internationales. Il s’agit en particulier, face à des États défaillants (quelle qu’en soit la raison), de rappeler que la souveraineté des États est une délégation iv : ce sont les peuples, et donc les individus, qui fondent la légitimité de la souveraineté nationale. On assiste alors au renforcement d’un droit universel à l’alimentation, comme point de référence des stratégies nationales >LIRE Une gouvernance trop fragmentée, Entretien avec Olivier De Schutter, Rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à l’alimentation et, parallèlement, au développement d’un mouvement international porté par la société civile pour un droit des peuples à se nourrir eux-mêmes – et celui des individus de faire valoir ce droit, à l’échelle nationale comme à l’échelle internationale…

Alors, la sécurité alimentaire : globale ou pas globale ? Peut-on avec certitude affirmer que l’on a quitté la configuration où une question dans l’agenda global chasse l’autre et où l’on se retrouverait dans quelques temps dans une nouvelle situation de crise, appelant de nouvelles initiatives, qui viendront s’ajouter ou annihiler les précédentes ? Malgré des progrès indéniables, il est encore sans doute permis d’en douter et, comme pour les questions d’environnement (dont le caractère global est beaucoup plus évident), placer les politiques nationales de sécurité alimentaire sous surveillance réciproque au sein du CSA (sur le principe du name and shame plus vraisemblablement que par l’établissement de mécanismes de sanctions) reste à court terme, l’horizon sans doute le plus probable.