Archives de catégorie : Courrier de la planète

93 | Enjeux globaux Entre savoirs et gouvernance

Edito

Comme vous avez pu le constater, cette nouvelle livraison du Courrier de la planète arrive en retard. Ce délai est lié à des difficultés économiques : très largement dépendante de fonds publics, la revue a subi les conséquences de la rigueur budgétaire. Pour poursuivre notre activité de publication, nous nous sommes tournés assez naturellement vers le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad) et l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri) en sollicitant leur soutien. Le Cirad qui nous héberge depuis trois ans et avec qui nous avons réalisé des numéros conjoints sur les thèmes de la sécurité alimentaire et du commerce équitable. L’Iddri avec qui, depuis ses débuts, nous nous nourrissons de nos travaux respectifs. Malgré ces décisions stratégiques, notre projet reste le même : valoriser et mettre en perspective les travaux de recherche, en les croisant avec les points de vue de la société civile et des opérateurs politiques. Entre « science et politique » nous resterons donc, comme le sujet que nous développons ce trimestre-ci.

Par certains aspects, les sciences n’ont pas beaucoup changé au cours des décennies passées, en particulier pour ce qui concerne leur organisation interne, disciplinaire, la vérification par les pairs, etc. En revanche, leur insertion dans la société et les choix collectifs, elle, a beaucoup évolué. Il y a quelques temps encore, nous aurions pu titrer «sciences et politique». Aujourd’hui, nous titrons «savoirs et gouvernance». Un simple déplacement sémantique ? Pas vraiment. Le modèle d’hier faisait de la science une machine de production de faits et de vérités (même partielles, provisoires ou sujettes à contestation). Les experts étaient là pour transformer dans le champ politique (c’est- à-dire vers l’autorité de gouvernement ou l’état) les acquis scientifiques. Un modèle rationaliste et de haut vers le bas pourrait-on simplifier.

Or aujourd’hui —  et la mutation environnementale et les questions globales n’y sont pas pour rien –, il ne s’agit plus seulement de décider, mais de gouverner, avec une multitude d’acteurs, à différentes échelles et suivant différents objectifs, intérêts et contraintes combinés. Comme le reste de la société, les sciences et techniques sont prises dans un processus d’apprentissage permanent, ouvert, réflexif, polémique aussi. Leurs programmes sont questionnés, souvent pilotés par les questions collectives et le bien public, mais aussi, dans le même temps, par des intérêts privés (ils sont alors source de brevets et de profits). Communautés épistémiques, programmes cadres, multidisciplinarité, nouvelles techniques de gestion, privatisation, commissions d’éthique, questionnements du public, etc. : si le processus interne de véridiction de la science a peu bougé, son intervention de plus en plus massive dans les gouvernances globales, nationales et locales est telle que tout son contexte d’élaboration, de pilotage et d’implémentation a modifié sa position dans l’ensemble des savoirs mobilisés par les acteurs pour agir. Ce sont ces changements qu’explorent les différents articles et entretiens de ce numéro du Courrier de la planète.

François Lerin, directeur de publication

Sommaire du numéro

    • Histoire| Les marchands de doute 
      Entretien avec Naomi Oreskes, University of California, San Diego
    • UICN| Le tournant des années 1980 
      Selim louafi, Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement
    • Protocole de Montréal| L’accord modèle 
      Richard J. Smith, Peter G. Peterson Institute For International Economics
    • Seuil des 2 °C| Une projection faite objectif 
      Paul-Alain Ravon et Béatrice Cointe, Sciences-Po
    • Régime de véridiction| La force des controverses 
      Entretien avec Michel Callon, Centre de sociologie de l’innovation
    • Agrimonde| Perspective 2050 
      Bernard Hubert, Agropolis international et Patrick Caron , Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement
    • Gouvernance| De l’innovation en démocratie 
      Sheila Jasanoff, Harvard Kennedy School
    • Evidence-based policy| La qualité des preuves
      Catherine Laurent, Institut national de la recherche agronomique
    • Production du savoir| Repenser la science 
      Helga Nowotny, Swiss Federal institute of technology Peter Scott , Kingston University Michael Gibbons , Association of Commonwealth Universities
    • Arènes et acteurs| Coproduction des connaissances 
      Entretien avec Sybille van den Hove, Median SCP
    • Millennium Ecosystem Assessment| Expertise mondiale, intérêts locaux 
      Marie Hrabanski, Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement
    • Fonds mondial| Bonne santé ! 
      Lorrae van Kerkhoff, the Australian National University Nicole A. Szlezek Harvard University
    • Agriculture| Pour une connaissance partagée
      Judi Wakhungu , African Centre for Technology Studies
    • OGM| Compromissions européennes 
      Arnaud Apoteker , Greenpeace France
    • REPÈRES| Des connaissances pertinentes, crédibles et légitimes
  • Dossier| Controverses climatiques

92 | dossier|Corée

La Corée, dont le développement industriel a été fondé sur des secteurs très énergivores (sidérurgie, pétrochimie, ciment), a vu sa demande énergétique être multipliée par quatre en vingt ans. Résultat, le pays importe aujourd’hui 97 % de l’énergie qu’il consomme, laquelle provient en très forte majorité de ressources fossiles.

Pour réduire l’empreinte écologique et la facture énergétique de sa production, et face au ralentissement de sa croissance économique, inédit depuis la crise de 1997-98, la Corée du Sud a lancé un plan de relance largement tourné vers l’environnement : rénovation des bâtiments, développement des transports écologiques, programmes d’énergies alternatives, revitalisation des quatre rivières majeures, etc. Pour ce faire, le gouvernement souhaite engager près de 2 % de son PIB sur la période 2009-2013, un niveau record dans la zone OCDE, qui fait de la Corée l’élève modèle du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), promoteur d’un «Global Green New Deal».

L’objectif est explicite pour les autorités : devenir une puissance verte.

Le verdissement de l’économie coréenne répond à un double objectif. À court terme, il constitue une réponse à la crise, dirigée prioritairement vers le marché du travail grâce à une politique de grands travaux d’infrastructures. À plus long terme, il s’agit de mener une politique industrielle volontariste dans le secteur des technologies vertes, identifiées comme les futurs moteurs d’une crois- sance durable. L’objectif est explicite pour les autorités :devenir une puissance verte, capable de rivaliser avec les leaders mondiaux des technologies vertes (États-Unis, Chine, UE, Japon), considérant que les premiers à entrer en action «récolteront les fruits du nouveau monde vert».

Mais cette démarche, qui renoue avec la pratique des plans de développement quinquennaux dirigés par l’État, appelle un certain nombre de critiques et d’interrogations sur la nature exacte des emplois créés (plus ou moins «verts»), sur l’impact environnemental des grands projets d’infrastructures, sur les modalités de financement, etc. La crainte est que le verdissement de l’économie ne constitue qu’un ajustement à la marge du système productif, alors que d’aucuns appellent à une profonde mutation des structures de l’économie, dont le modèle de croissance va fatalement s’épuiser en raison des tensions qu’il exerce sur les ressources naturelles et de sa très forte dépendance à l’énergie fossile importée.

Damien Conaré

  • Dossier  Corée

  • économie et société | Une modernisation record
    Hyuk-rae Kim Yonsei University

  • Séoul | Ville géante, cités radieuses
    Entretien avec Valérie Gelézeau, Ecole des hautes études en sciences sociales

  • économie verte| Retour à la planification
    Kyung-hwa Chung Sciences-Po

  • Plan de relance| Vous avez dit « vert » ?
    Sun-jin Yun Seoul National University

  • Croissance verte| La route du futur
    Baptiste Perrissin Fabert Conseil économique pour le développement durable

  • Corée| Ce n’est pas la faute de Dieu
    Cho Sehéi

92 | Sortie de crise : L’option verte

L'option verte
L’option verte

Edito | L’option verte

Les trois piliers du développement durable (social, économique et environnemental) sont en bien mauvais état : creusement des inégalités, récession mondiale, changements climatiques, érosion de la biodiversité et finitude des ressources. En guise de projet de rénovation, la transition vers une économie verte vise à protéger l’environnement grâce à de nouvelles solutions technologiques, créatrices d’emplois et futurs moteurs d’une croissance durable (ou « croissance verte »). Affronter les problèmes environnementaux invitent donc à transformer l’appareil industriel vers une économie moins consommatrice de ressources naturelles et moins émettrice de carbone.

Cette trajectoire peut suivre au moins trois pistes composant une stratégie globale (le « Green New deal ») : la recherche de ruptures technologiques, l’augmentation volontariste de l’efficacité énergétique (sobriété) et la modification des signaux-prix pour internaliser le coût des émissions dans la chaîne de production (taxe carbone par exemple). Une stratégie multiforme sachant également que le terme « vert » appelle des priorités différentes selon les pays avec toutefois une conviction partagée : plus la transition verte sera engagée rapidement dans un pays, plus son avantage compétitif sera important.

C’est dans ce contexte qu’ont été adoptés dans plus d’une vingtaine de pays des plans de relance économique, dont on estime qu’environ 15% du montant total sont affectés à l’économie verte. Le rail arrive en tête de ces investissements publics verts, devant les infrastructures électriques, l’eau et les déchets, l’efficacité énergétique des bâtiments, les énergies renouvelables, les technologies de capture et de stockage du carbone et, enfin, les véhicules à faible intensité carbone.

Bien sûr, on peut douter du caractère « vert » de certains programmes et du niveau de la transition engagée : le rail ne constitue pas en soit un grand basculement et certains projets d´infrastructures pourraient avoir un impact préjudiciable sur les écosystèmes. À la faveur d´un tour de passe-passe budgétaire, des investissements peuvent opportunément se retrouver dans la colonne « vert ». La tentation de l´éco-blanchiment (greenwashing) est grande…

Ensuite, cette transition nécessite une action à long terme, éloignée de l´urgence de la sortie de crise et qui ne correspond pas au calendrier électoral des pouvoirs publics ou à celui des acteurs privés soumis à un devoir de rentabilité court-termiste. Et pendant ce temps, la reprise qui se dessine repose sur les mêmes fondations qui ont conduit à la crise…

Enfin, l´avènement d´un modèle durable grâce aux technologies vertes suscite bien des réserves, notamment du côté des promoteurs de la décroissance : on attendrait du marché, de la croissance et des technologies qu´ils nous sortent de l´impasse dans laquelle ils nous ont conduits. Ceci est pour eux un leurre tant que ne seront pas sérieusement remis en cause les modes de production et de consommation et, plus généralement, les modes de vie. Faute de quoi, le projet de croissance verte se réduirait à « polluer moins pour polluer plus longtemps ».

Il n´empêche, ces projets de relance verte constituent bien un puissant signal envoyé à toute une galaxie d´acteurs (innovateurs, entrepreneurs, politiques, consommateurs, etc.) qui ont le pouvoir de décision. En dépit de l’échec de la conférence sur le climat de Copenhague, la relance verte fixe donc un objectif collectif mobilisateur, déclinable à l’envie et à différentes échelles.

Damien Conaré
Rédacteur en chef

Sommaire

  • Histoire| économie et environnement 
    Jean-Pierre Revéret
    Université du Québec à Montréal
  • économie| à crise systémique, réponse systémique
    Dominique Plihon
    Université Paris-XIII
  • Système financier| Crise ou catalyse ?
    Paul Dembinski
    Observatoire de la finance
  • Bien-être| Pour une autre mesure
    Dominique Méda
    Centre d’études de l’emploi
  • Modèles économiques| Objecteurs de croissance
    Entretien avec Baptiste Mylondo
    Association Recherche & décroissance
  • REPÈRES Les trois sources des plans verts
  • REPÈRES Scénarios de crise
  • Arènes et acteurs| La voie de l’économie verte
    Entretien avec Pavan Sukhdev
    Programme des Nations unies pour l’environnement
  • Union européenne| Passage au vert ?
    Jean-Marc Nollet
    Ministre wallon du développement durable
  • France| l’esprit du Grenelle,Michèle Pappalardo, Commissaire générale au développement durable
  • Chine| Le grand bond en avant vert ?,Jun Li, Institut du développement durable et des relations internationales
  • San Jose (Californie)| Quelle est verte ma Valley,
    Nanci Klein, City of San Jose
  • Afrique du Sud| Vert progressif,
    Thierry Giordano et Neva Makgetla, Development Bank of Southern Africa
  • Cleantech|Financements, êtes-vous là ?
    Nicolas Chaudron et Michaël Salomon, AGF Private Equity
  • REPÈRES Relance verte dans le monde
      • DOSSIER Corée

      • économie et société| Une modernisation record Hyuk-rae Kim Yonsei University

      • Séoul| Ville géante, cités radieuses Entretien avec Valérie Gelézeau Ecole des hautes études en sciences sociales

      • économie verte| Retour à la planification Kyung-hwa Chung Sciences-Po

      • Plan de relance| Vous avez dit « vert » ? Sun-jin Yun Seoul National University

      • Croissance verte| La route du futur Baptiste Perrissin Fabert Conseil économique pour le développement durable

      • Corée| Ce n’est pas la faute de Dieu Cho Sehéi

      • L’ACTUALITé DU TRIMESTRE sélectionnée par la rédaction du Courrier de la planète

Dix-huit ans de négociations sur le climat

Entretien avec Michel Colombier – Iddri

Comment a émergé la question du changement climatique à l’échelle internationale ?

Michel Colombier : Le Sommet de la terre de Rio en 1992 a bien évidemment constitué une étape majeure. Les changements climatiques étaient pour la première fois inscrits à l’agenda d’une grande conférence des Nations unies. C’est ainsi qu’a été adoptée à Rio la Convention-cadre des nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC). Quelques années plus tôt, en 1988, le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) et l’Organisation météorologique mondiale avaient décidé la création d’un Groupe d’experts intergouvernemental sur le limat (GIEC) pour assurer une évaluation des echerches menées dans le monde sur les changements climatiques. D’une certaine manière, l’alerte scientifique a suscité l’initiative politique des Nations unies.

Quel était l’esprit général de la Convention climat adoptée à Rio ?

Michel Colombier : Le principe était d’engager les pays industrialisés à stabiliser leurs émissions de gaz à effet de serre (GES) et d’aider les pays en déveoppement (PED) à adopter une trajectoire de croissance moins polluante. Le second rapport d’évaluation du GIEC a été publié en 1995, peu de temps après le Sommet de la terre donc, et il a clairement établi que l’initiative de Rio ne répondait pas au problème posé. Ce rapport a confirmé l’existence de preuves qui suggèrent une influence de l’activité humaine sur le climat et a commencé à faire les comptes  : on estimait alors nécessaire, à l’horizon 2050, de stabiliser les émissions globales au niveau de 1990. Les pays industrialisés ne pouvaient donc pas se contenter de stabiliser leurs émissions, ils devaient les réduire.

Une dynamique s’est alors enclenchée pour revenir sur les engagements politiques pris à Rio et jugés insuffisants par l’expertise scientifique. Ainsi, trois ans après Rio, le «Mandat de Berlin», adopté à la première Conférence des parties pour mettre en œuvre la Convention climat, a abouti à la conclusion que celle-ci n’était pas au niveau de l’urgence climatique. Le terme de « réduction» était évoqué pour la première fois, et encore n’anticipait-t-on pas suffisamment à l’époque sur la croissance des pays émergents et leur potentiel de grands émetteurs. tout cela est quand même allé extrêmement vite !

Comment les différents États se sont-ils positionnés face à cet impératif, nouveau, de réduction des émissions de gaz à effet de serre

Michel Colombier : Les Européens défendaient des mesures politiques autour de la taxation des émissions, quand les États-Unis militaient plutôt en faveur de la mise en œuvre de marchés de droits à polluer. Soit une approche budgétaire contre une approche fondée sur le marché. Mais les Européens se sont pris les pieds dans le tapis, car leur projet de fiscalité énergétique a avorté, notamment sous l’influence de la France, totalement opposée à cette idée défendue notamment par les pays nordiques pour lesquels le problème climatique était indissociable de celui de la consommation d’énergie. Le chemin vers la sobriété énergétique nécessitait de la taxer, une voie sur laquelle ils se sont engagés depuis vingt ans : la Suède et le Danemark ont mis en place des taxes dont l’assiette est constituée en partie par les émissions de CO2 et en partie par la consommation d’énergie. Et ça marche. Pour la France, fer de lance du nucléaire, «énergie propre», cette option était inacceptable. Dès lors, tenter de défendre à l’échelle internationale une idée que l’UE n’était pas capable de mettre en œuvre à l’échelle régionale devenait compliqué. De sorte que la négociation, et c’était perceptible depuis l’adoption du Mandat de Berlin, s’est rapidement centrée sur l’option des quotas d’émissions, le différend portant alors sur la possibilité ou pas de les échanger sur un marché du carbone.

Pour les États-Unis, cette option avait le mérite d’être alignée sur les recommandations scientifiques de réduction des émissions et sur la vision des économistes de l’environnement. Par ailleurs, elle leur permettait de mieux préserver leur souveraineté. En effet, en appliquant des politiques et mesures climatiques, comme le souhaitait initialement l’UE, les États-Unis auraient été comptables de leurs actions à l’égard de la communauté internationale. Ce qu’ils refusaient. Peu de temps avant la Conférence de Kyoto[^1], le Sénat américain a voté un texte de défiance à l’égard de l’administration démocrate, établissant que les États-Unis ne pourraient pas prendre d’engagements chiffrés en matière de réduction des émissions si les pays émergents comme la Chine et l’Inde n’en prenaient pas également. Il s’agissait d’une position assez difficile à tenir politiquement.

Dès lors, comment s’est déroulée la conférence de Kyoto, qui a abouti à la signature d’un protocole sur la réduction des émissions de GES ?

Michel Colombier : Comme on vient de le voir, la conférence s’est ouverte sur de profondes divergences : les Américains ne voulaient pas entendre parler de réduction des émissions tant que les Européens refusaient l’idée d’un marché de permis d’émission négociables[^2] . Car pour réduire leurs émissions, les Américains devaient acheter des quotas d’émission à l’extérieur. Une partie de la solution a été trouvée en faisant un cadeau aux russes et aux Ukrainiens, avec le fameux hot air[^3] , qui créait théoriquement des permis disponibles pour les Américains.

Les Européens étaient venus en proposant une baisse de leurs émissions de 10 %, voire 15 % si les autres pays s’engageaient à faire de même, et en visant une application stricte de l’esprit de Rio : seuls les pays industrialisés devaient être concernés par des réductions d’émission.Une troisième proposition importante a été faite par le Brésil, qui considérait en substance que la confiance née à Rio avait disparu, car depuis, aucun effort sérieux n’avait été mis en œuvre dans les pays industrialisés pour stabiliser les émissions. Les Brésiliens ont donc proposé de créer un fonds chargé de financer des mesures d’adaptation dans les PED, alimenté par les pénalités des pays qui ne tiendraient pas leurs engagements de réduction. C’était une idée inacceptable pour les Américains, et sans doute aussi pour les Européens…

Une solution de compromis entre ces différentes positions a été trouvée avec la création du mécanisme de développement propre (MDP)[^4] . Celui-ci permet aux pays industrialisés d’acquérir des permis d’émission supplémentaires en échange d’investissements dans des technologies non polluantes dans les PED. Ce mécanisme répondait à la demande des États-Unis de pouvoir acquérir des quotas d’émission en investissant à l’étranger ; à celle des Européens d’aider les PED sans rien rendre d’obligatoire chez eux, et à celle des Brésiliens de rapatrier des fonds pour un développement propre. Mais ce compromis très large était si flou qu’en rentrant de Kyoto, personne n’avait la même idée de ce que devait être exactement ce MDP. Il a fait l’objet d’un article, qui tient en une page dans le texte de Kyoto, alors qu’aujourd’hui, il existe des centaines de pages sur les modalités de fonctionnement de ce mécanisme.

Le compromis conclu à Kyoto était donc assez bancal…

Michel Colombier : Le protocole de Kyoto est un texte extrêmement ramassé. Il pose les principes d’engagements quantifiés, d’un mécanisme de règles de surveillance et de sanctions (compliance), d’un marché du carbone entre États, de transferts de technologies ou encore de renforcement des capacités. Mais tous ces principes devaient encore être précisés pour leur mise en œuvre pratique. Toute la discussion qui suit jusqu’à la conférence des parties de Marrakech (2001) a donc consisté à rendre opérationnels les concepts formulés à Kyoto.

Au lendemain de Kyoto, plusieurs éléments sont intervenus. Les ONG européennes ont exercé une forte pression sur l’UE en fustigeant le fait qu’elle avait accepté «l’immoralité» du concept de marché de droits à polluer et qu’elle a cédé sur le hot air russe. Du coup, l’UE est revenue sur un certain nombre de concessions qu’elle avait faites à Kyoto, en décidant par exemple de limiter les échanges de permis d’émission à 5 % du montant des engagements de réduction. De leur côté, les PED ont commencé à se raidir quand ils se sont rendu compte que le MDP était loin de correspondre à la proposition brésilienne. Enfin, aux États-Unis, le décalage est vite apparu flagrant entre l’administration démocrate pro-Kyoto et le Congrès, dont on sentait bien qu’il ne ratifierait jamais ce protocole. Du coup, la conférence de La Haye (2000), chargée de trouver un accord sur la mise en œuvre des mesures adoptées à Kyoto, a pris des allures de mission impossible entre des PED qui se sentaient lésés, des Européens qui commençaient à revenir sur les conditions de l’accord et des négociateurs américains de plus en plus mal à l’aise vis-à-vis de leur Congrès. La conférence s’est donc close sur un échec : les discussions étaient devenues très techniques alors même que le sens politique avait été perdu. Pour la petite histoire, des délégations des PED étaient déjà parties reprendre l’avion avant la fin de la dernière nuit de négociation…

Mais la situation a été sauvée en décidant de ne pas clôturer cette conférence des parties : elle a été simplement ajournée et conclue six mois plus tard à Bonn. Sauf qu’entre temps, Georges W. Bush avait été élu… Il a commencé très fort en remettant en cause les conclusions du GIEC sur les origines anthropiques du réchauffement climatique et en annonçant qu’il ne ratifierait pas le protocole de Kyoto. De sorte que la négociation a pris un tour curieux de tête-à-tête entre les Européens et les PED. Les États-Unis ont joué un rôle d’observateur : le protocole n’étant pas encore entré en vigueur, les négociations se tenaient dans le cadre de la Convention climat, à laquelle ils restaient toujours membre. Nous étions alors dans une situation étrange où un acteur majeur de la discussion donne son avis sur les règles d’un jeu auquel il ne souhaite pas participer…

Aux États-Unis, le décalage est vite apparu flagrant entre l’administration démocrate pro-Kyoto et le Congrès, dont on sentait bien qu’il ne ratifierait jamais ce protocole.

Dans ces conditions, comment l’entrée en vigueur du protocole de Kyoto a-t-elle été obtenue ?

Michel Colombier : Tout a consisté à obtenir la ratification des Russes afin d’atteindre le quota d’émissions nécessaire à l’entrée en vigueur du protocole[^5] . Pendant cette période-là, les États-Unis ont joué la carte de la déconstruction d’un modèle qu’ils avaient eux-mêmes imposé, en considérant que les engagements de réduction étaient une idée fumeuse, bureaucratique, alors que ce qui comptait vraiment, c’était les innovations technologiques. Dans cet esprit, ils ont signé en juillet 2005 un Partenariat Asie-Pacifique sur le développement propre et le climat[^6] , avec l’Australie, la Corée du Sud, la Chine, le Japon et l’Inde, rejoints par le Canada en 2007. Ils ont ainsi affirmé leur volonté de travailler avec ceux qui comptent vraiment, c’est-à-dire à la fois ceux qui émettent le plus et ceux qui ont le plus besoin de transferts de technologies propres. Cette diversion a été d’autant plus efficace qu’elle s’est attaquée à un problème que l’UE n’avait jamais voulu traiter : quelle politique de recherche et développement mettre en œuvre et comment y associer les autres parties ?

L’Europe a alors perdu en crédibilité, alors même que de nombreux PED ont été séduits par la démarche américaine. En gros, l’Europe paraissait archaïque, pointilleuse et porteuse d’un message rébarbatif. Mais au final, on s’est vite rendu compte que ce Partenariat Asie-Pacifique que consistait surtout à convoquer des réunions de groupes de travail, sans grandes traductions pratiques.

L’UE a donc développé une diplomatie active envers les Russes. Ceux-ci s’étaient bien rendu compte qu’ils n’avaient plus grand intérêt à ratifier cet accord vu que la valeur potentielle de leur hot air s’était effondrée avec le retrait des Américains : ils n’avaient plus personne à qui le vendre ! Ils ont donc essayé d’obtenir des garanties de l’Europe, qui a cherché à renforcer son partenariat énergétique et à proposer un modèle acceptable de valorisation du hot air garantissant de réels investissements de réduction des émissions. La discussion ne s’est pas nécessairement limitée au strict cadre climatique et ne peut certainement être interprétée que dans un cadre diplomatique plus large des relations bilatérales entre l’Union européenne et la Communauté des états indépendants. Au final, en octobre 2004, les Russes ont ratifié le protocole qui a ainsi pu entrer en vigueur en février 2005.

L’adaptation et les forêts ont longtemps constitué des sujets tabous dans la négociation, parce qu’utilisés comme des écrans de fumée, des entraves à l’action.

Quelle place a occupé la question de l’adaptation dans les négociations climat ?

Michel Colombier : Cette question a été prise en compte dès le premier rapport du GIEC, au même titre d’ailleurs que celle de la forêt, qui a connu une histoire assez similaire. Ces deux sujets ont posé un problème fondamental dans l’équilibre de la discussion, notamment avec les mouvements écologistes. Forêts et adaptation apparaissaient tous deux comme des sujets visant à s’affranchir du débat sur la nécessaire conversion des économies industrialisées vers un modèle sans carbone. C’est-à-dire que parler forêt ou adaptation au début des années 1990, c’était ouvrir la voie à une forme de déresponsabilisation, sur le mode, «l’important n’est pas de changer de trajectoire, c’est savoir s’adapter à un monde changeant». C’était évidemment un discours inacceptable, tenu d’ailleurs par nombre de lobbies américains, charbonniers, pétroliers, etc. En résumé, pour faire avancer la négociation climat vers une régulation internationale et contraignante pour diminuer les émissions, vous aviez tendance à minimiser l’importance de l’adaptation, considérée comme une diversion par rapport à cet objectif. Voilà pourquoi cette question de l’adaptation a longtemps été évacuée.

Il y a ensuite eu un retour de bâton après la conférence de New Dehli (2002), où les pays les plus vulnérables ont dénoncé l’inadéquation des fonds instaurés à la réunion de Marrakech pour financer leur adaptation aux changements climatiques. La négociation s’est alors engagée dans une forme d’équilibre : s’adapter est évidemment crucial, mais pour y parvenir, il faut modifier rapidement les trajectoires d’émissions. Ce n’est pas l’atténuation contre l’adaptation, il faut un peu de tout. Evidemment, politiquement, cela n’apparaît pas très construit comme position…

La question de la forêt, et plus largement de l’usage des sols comme «puits de carbone», a quant à elle été utilisée comme une variable d’ajustement pour satisfaire les uns et les autres pour préparer la ratification de Kyoto. lire Courrier de la planète n° 88 Des engagements ont d’abord été pris sans préciser exactement ce qu’il y avait dedans. Ensuite, il a fallu expliciter ce qui entrait exactement dedans. Par exemple, les projets de reforestation ont finalement été inclus dans le champ du MDP, au grand dam des ONG. Au point que, sous la pression des Verts au Parlement européen, l’UE n’a pas comptabilisé ses projets MDP de reforestation dans ses statistiques d’émissions domestiques. Finalement, l’adaptation et les forêts ont longtemps constitué des sujets tabous dans la négociation, parce qu’utilisés comme des écrans de fumée, des entraves à l’action ou des variables pour relâcher ex post les engagements pris. Or ces deux sujets étaient dans le même temps tout à fait légitimes scientifiquement. Et dans les deux cas, la connaissance a continué de progresser et les rapports du GIEC sont venus régulièrement rappeler qu’ils devaient être abordés. D’ailleurs, le Sommet de Rio évoquait déjà les «pays les plus vulnérables », qui se sont rapidement organisés. Par exemple l’Alliance of Small Island States (AOSIS), une Coalition ad hoc de petits États insulaires, particulièrement vulnérables à une hausse du niveau de la mer, a beaucoup pesé dans la négociation climat.

La période qui a suivi l’entrée en vigueur de Kyoto a été plutôt confuse en matière d’architecture de la négociation internationale avec la tentative d’évoluer vers des initiatives sectorielles ou régionales, sans véritable sens commun

Une fois le protocole de Kyoto entré en vigueur, s’est rapidement posée la question de la suite à lui donner…

Michel Colombier : Tout d’abord, il faut noter que l’entrée en vigueur de Kyoto a permis que se mettent en place des politiques climatiques dans les pays qui l’avaient ratifié. Par exemple, cela s’est traduit par la création d’un marché européen du carbone pour une partie de l’industrie. C’est la première fois qu’un prix a été fixé à cette externalité à si grande échelle. Cela a suscité énormément d’intérêt. En même temps, ce marché a commencé à produire une sorte de bulle avec de nouveaux acteurs financiers, comme Climate Capital par exemple, qui se sont engouffrés sur le marché du carbone comme source de profit. C’est normal après tout, mais cela signifie aussi que certains acteurs n’ont plus vu la problématique climat qu’à travers ce prisme-là. Avec l’idée que tous les accords internationaux sont compliqués et qu’il suffirait, pour que cela marche, de lancer un marché mondial du carbone. C’est un peu le retour des solutions simples.

Et puis le marché du carbone a commencé à créer un raidissement des industriels, qui ont considéré ce système comme trop coûteux, mobilisant des fonds qui auraient dû se porter sur des investissements dans l’innovation. Certains industriels ont alors réfléchi à des logiques de club : plutôt que de traiter la question des émissions industrielles à l’échelle globale, autant travailler secteur par secteur, à quelques pays. Par exemple, on sait qu’en réunissant quelques pays seulement, on concentre 80 % de la production de ciment. Idem pour l’acier. Ainsi, un accord à quelques uns pourrait régler une bonne partie des émissions industrielles. Cette approche sectorielle a mobilisé énormément d’énergie en conférences, rapports, etc. Jusqu’à ce qu’il soit reconnu que, dans cette option, les incitations étaient nulles : il n’y avait aucune raison pour que les aciéristes indiens ou chinois s’engagent à faire quelque chose si leurs gouvernements ne les y obligeaient pas…

Cette même logique de club s’est imposée avec l’émergence de nouvelles arènes de discussions comme le Forum des économies majeures sur l’énergie et le climat (MEF), qui regroupe les dix-sept plus grands émetteurs. Lancé par les États-Unis, le MEF a constitué une volonté politique de casser la dynamique onusienne. Tony Blair, de son côté, a inscrit la question climatique à l’ordre du jour de la rencontre du G8+5 à Gleneagles en 2005. Mais paradoxalement, le MEF s’est avéré être une bien meilleure arène de discussion que le G8+5 où les pays émergents se sentent comme des invités de seconde zone. De ce point de vue-là, Bush a vu juste. Il a voulu créer un objet de diversion, mais qui s’est finalement révélé utile : le MEF permet d’avancer plus librement sur des discussions qui restent impossibles à mener aux nations unies où les postures priment sur le débat.

La période qui a suivi l’entrée en vigueur de Kyoto a donc été plutôt confuse en matière d’architecture de la négociation internationale avec la tentative d’évoluer vers des initiatives sectorielles ou régionales, sans véritable sens commun. Encore une fois, la non-ratification du protocole de Kyoto par les Américains a compliqué la situation. Inutile de continuer la discussion au sein du protocole pour en imaginer la suite, sans les États-Unis. Ils participent évidemment à la négociation dans le cadre de la Convention climat, initialement motivée par la recher che d’un mode d’association plus actif des PED, puisqu’ils n’ont pas d’obligation d’action dans le cadre de Kyoto. Mais laisser le principal émetteur évoluer dans le cadre peu contraignant de la Convention a remis tous les acquis de Kyoto à plat. Aujourd’hui, l’exercice consiste donc à sécuriser ces acquis dans un nouvel accord, dont la forme même fait encore largement débat.

Finalement, que retiendra-t-on du protocole de Kyoto ?

Michel Colombier : Il existe aujourd’hui un discours pessimiste pour dire que, globalement, le protocole de Kyoto ne sera pas respecté. Ce qui, à la lettre, est plutôt faux. Les Européens essaieront de le respecter. Le Japon aussi. L’Australie qui, un moment, a été tentée de suivre la voie américaine a fini par le ratifier. Et le Canada, qui est sans doute le pays qui a le plus souvent tenté de sortir du protocole, n’y est jamais parvenu. Il y a bien un coût politique à sortir de Kyoto. Donc finalement, Kyoto n’est pas si faible que ça.

Les pays qui l’ont adopté font tout pour le respecter, en utilisant bien sûr, et c’est légitime, toutes les flexibilités offertes par l’accord. Ceux qui sont dedans et voudraient en sortir n’y arrivent pas et ceux qui n’y étaient pas finissent par y entrer. Mais dans le même temps, le bilan environnemental et politique est très mitigé. Le protocole de Kyoto devait conduire à une réduction de 5 % des émissions de CO2 pour les pays industrialisés sur la période 2008-2012 par rapport à 1990, avec un peu de MDP. Appliqué tel que, dans un cadre où les États-Unis auraient participé et absorbé une part du hot air, le protocole aurait permis une baisse substantielle des émissions globales, de l’ordre de 3 %. Ce n’est peut-être pas glorieux, mais vu que sans Kyoto, nous étions partis sur une augmentation des émissions comprise entre 10 et 15 %, diminuer les émissions de 3 % constituait une rupture historique, une déconnection entre croissance économique et émissions de GES que certains jugeaient impossible. Certes insuffisante par rapport aux préconisations des experts, mais le message politique aurait été là.

Aujourd’hui, sans les États-Unis dans le protocole et vu comme la situation se présente, le bilan des pays industrialisés risque de ne pas conduire à une baisse des émissions, l’équilibre recherché à Kyoto entre intégrité environnementale et flexibilité ayant été totalement balayé. Et s’il y en a une, ce sera juste en raison de l’effondrement des émissions de la russie, qui n’a rien à voir avec des politiques climatiques. En gros, les règles du jeu n’étaient peut-être pas si mauvaises, mais le jeu ne fonctionne plus quand un joueur est parti avec une partie des cartes préalablement distribuées.

Au final, assez paradoxalement, on peut juger Kyoto comme une forme de succès : ceux qui ont ratifié l’accord, en dépit d’une légitimité qu’on pouvait croire atteinte, jouent le jeu de le respecter, au moins dans la forme. Mais en même temps, Kyoto constitue un échec politique, parce que si finalement les émissions augmentent toujours dans les pays industrialisés, le message ne sera pas des plus positifs à l’heure de convaincre les PED qu’un modèle alternatif de prospérité est possible…

Notes
[^1] Réunis en conférence des parties à Kyoto en 1997, les 188 États signataires de la Convention-cadre des nations unies sur les changements climatiques ont décidé la mise en œuvre d’un protocole indexé à cette Convention. Il prévoit que 38 pays de l’OCDE ou en transition (dits «pays de l’annexe 1») s’engagent globalement à réduire de 5,2 % leurs émissions de gaz à effet de serre sur la période 2008-2012 par rapport à l’année de référence, 1990. Six gaz sont concernés par les objectifs de réduction  : le dioxyde de carbone, le méthane, l’oxyde nitreux et trois substituts des chloroflurocarbures (CFC).
[^2]: Le protocole de Kyoto va instaurer des quotas nationaux d’émission mais permet d’échanger des permis d’émission non utilisés sur un marché. Ce marché permet à un pays ayant réduit ses émissions au-delà de son niveau d’engagement de vendre des quotas à un autre pays incapable, lui, de remplir ses engagements.
[^3] La crise économique liée à l’effondrement du régime soviétique s’est traduite par une chute de l’activité indus- trielle et donc des émissions. L’objectif de stabilisation fixé en 1997 par rapport à 1990 signifiait donc que la russie et l’Ukraine avaient le droit d’augmenter leurs émissions ! Dès lors, une question s’est posée  : fallait-il autoriser ces deux pays à vendre sur le marché international ces permis non utilisés chez eux et qui ne correspondaient pas à un effort interne contre la pollution ? Les États-Unis, eux, étaient très favorables au commerce de cet «air chaud».
[^4]: Le mécanisme de développement propre (MDP) permet aux pays industrialisés engagés à diminuer leurs émissions d’acquérir des permis d’émission supplémentaires en échange d’investissements dans des technologies non polluantes dans les pays en développement. Ce mécanisme a fait l’objet d’âpres négociations  : les puits de carbone étaient-ils éligibles au MDP (on reboise au Brésil = on gagne des droits d’émission) ? Le nucléaire était-il éligible ? Fallait-il dresser une liste des actions MDP ou bien laisser les PED choisir ? Fallait-il définir des règles de répartition géographique pour éviter que les actions MDP ne se concentrent dans les pays émergents ou forestiers ? Quelle proportion des objectifs nationaux pouvait-on remplir grâce au MDP ? Etc.

[^5]Pour que le protocole entre en vigueur, deux conditions devaient être réunies : 1/ qu’au moins 55 États parties à la CCNUCC ratifient le protocole ; 2/ qu’un nombre de pays de l’annexe 1 (concernés par la réduction), dont les émissions représentaient 55 % des émissions totales de CO2 constatées en 1990, ratifient le protocole.

[^6]: Asia-Pacific Partnership on Clean Development and Climate www.asiapacificpartnership.org

Vous venez de lire le premier entretien du numéro. Jean-Pascal Van Ypersele (Vice-président du GIEC, institut d’astronomie et de géophysique), Laurence Tubiana (Fondatrice de l’Iddri, directrice des biens publics mondiaux au ministère des Affaires étrangères et européennes) et Andreas Spiegel (Swiss reinsurance Company) explorent aussi la question.
Deux dossiers thématiques et de nombreux repères sont disponibles dans le numéro.>En savoir plus sur le numéro

91 | Biodiversité |  Une option contre la crise alimentaire

Suman Sahai
GENE CAMPAIGN
J-235/A, Lane W-15C – Sainik Farms – Khampur – New Delhi 110 062 – Inde
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Le mouvement Gene Campaign considère que la crise alimentaire actuelle n’est pas une fatalité. L’Inde peut non seulement maintenir son autosuffisance alimentaire mais, aussi, devenir un pays en excédent agricole, moyennant la mise en œuvre d’un certain nombre de mesures : adaptation aux changements climatiques en choisissant des variétés résistantes ; développement de l’irrigation ; éviter les écueils des agrocarburants et des OGM, etc.

Il est préoccupant de voir l’Inde dotée d’un dispositif de recherche et d’un système exécutif, inefficaces et incapables de relever les défis posés par la crise alimentaire. Pour venir à bout de cette crise, une première étape serait la révision complète du fonctionnement d’institutions comme l’Indian Council of Agriculture Research, les universités agricoles et les réseaux de distribution alimentaire. Il est par exemple décevant qu’au sein de la communauté scientifique, les agronomes n’aient jusqu’ici fait aucune déclaration ni révélé aucun plan pour surmonter les conséquences du changement climatique sur l’agriculture.

Pour revigorer le secteur agricole, un changement radical d’approche s’impose. Les points de vue et les expériences d’un ensemble d’acteurs, rarement consultés, doivent être pris en considération. Pour trouver des solutions et créer des opportunités nouvelles, les savoirs locaux doivent être valorisés et combinés aux apports de la science moderne. Par exemple, au Jharkhand, Gene Campaign a mis au point une plante tenant lieu de pesticide pour protéger les récoltes. Cette innovation repose sur les savoirs des communautés Adivasi.

Changements climatiques et agriculture

À long terme, les défis les plus sérieux auxquels l’agriculture indienne sera confrontée sont les changements climatiques. Ils pourraient causer des dégâts irréversibles sur les écosystèmes et réduire les potentiels de production. Précipitations violentes et variables, vagues de chaleur, cyclones, sécheresses et inondations seront probablement plus fréquents et intenses. Les répercussions économiques seront désastreuses. Les décideurs politiques devront faire face au risque accru de crises économiques récurrentes, qui affecteront en premier lieu les populations les plus vulnérables. En conséquence, des mesures d’adaptation doivent immédiatement être mises en place de façon à ce que l’agriculture indienne puisse anticiper ces changements.

Il conviendrait également de : compiler les données météorologiques du siècle dernier pour détecter les tendances des variations de température et de pluviométrie ; établir des projections sur l’évolution des rendements ; calculer la diminution des surfaces fertiles au profit de la progression de sols arides, de la désertification et de la montée des eaux océaniques et, enfin, de développer des stratégies pour compenser les pertes de production agricole.

Avec l’accentuation du réchauffement climatique, l’Inde subira des baisses de production de blé, une culture fortement dépendante des températures nocturnes. Où cela sera nécessaire, il faudrait développer des stratégies pour implanter des cultures de substitution. Pour diversifier le panier alimentaire, il s’agirait de revaloriser les aliments oubliés ou négligés comme le millet, les ignames, es légumes verts, les choux et autres produits sous-exploités. La plupart de ces aliments sont cultivés par les communautés rurales pour lutter contre la famine lorsque les mauvaises conditions météorologiques anéantissent les autres cultures. Dans des conditions climatiques peu optimales, ces cultures sont donc plus résistantes et pourraient aujourd’hui retrouver de la valeur.

En Inde, seulement 30 à 35 % des terres agricoles sont irriguées. Chaque goutte de pluie devrait être précieusement collectée via des bassins de rétention et des réservoirs. Ils pourraient être aménagés à l’échelle des foyers et des villages. L’eau serait ainsi disponible pour les secondes cultures hivernales. Si ces options et les mesures politiques comme le National Rural Employment Guarantee Act[^1] [^Cadre législatif adopté en 2005 qui propose une garantie d’emploi de cent jours par année fiscale pour les membres adultes des foyers ruraux désireux d’effectuer des travaux publics non qualifiés.]: sont concrètement appliquées, les productions alimentaires pourraient doubler au minimum.

Maintien de la diversité génétique

L’Inde peut devenir un pays autosuffisant sur le plan alimentaire, voire détenir des excédents agricoles, s’il agit correctement. L’envolée des prix mondiaux des denrées alimentaires va persister car elle est directement liée au prix du pétrole qui ne diminuera vraisemblablement pas dans un avenir proche. En Occident, l’agriculture est coûteuse parce qu’elle est très fortement dépendante du pétrole. Tout est entièrement mécanisé et l’usage des produits chimiques est très intensif.

En Inde, l’agriculture est peu mécanisée mais exige une importante main-d’œuvre d’où une moindre dépendance au pétrole. L’utilisation d’engrais chimiques est complétée par des apports en nutriments bio-organiques. Des groupes comme Gene Campaign promeuvent l’emploi de compost comme le vermi-compost, l’algue bleu-vert et autres engrais biologiques qui maintiennent la fertilité des sols.

Depuis longtemps maintenant, il est admis que la diversité génétique est la clé du maintien d’une production alimentaire durable. Ceci est d’autant plus important que nous sommes confrontés aux changements climatiques qui modifieront les zones de production. Si l’on considère ces changements, la seule façon de concevoir de nouvelles variétés est d’étudier la diversité génétique d’un grand nombre de semences pour rechercher les gènes qui conviendraient le mieux aux futures évolutions climatiques.

Par exemple, ne pourrions-nous pas retrouver les gènes capables de résister à la sécheresse ? Des gènes supportant les maladies fongiques ? Ou des gènes résistants aux parasites et aux insectes, qui n’étaient pas connus jusque-là ? Pour réussir, nous avons besoin d’accéder à une grande variété de gènes. Cela passe par la préservation des différentes variétés de plantes, de bétail, d’espèces forestières, par l’aquaculture et, plus que tout, par les sols. La biodiversité des sols est essentielle pour assurer de bons rendements.

L’Inde abrite une riche biodiversité car nos agriculteurs conservent plusieurs centaines de variétés d’une même culture. Malgré la révolution verte, une diversité biologique significative existe toujours. Elle doit être protégée. Hormis la banque nationale de gènes, le gouvernement ne fait pas beaucoup d’efforts. La société civile devrait se mobiliser pour créer une grande réserve rassemblant toute sorte de semences. Toute la richesse génétique pourrait ainsi être découverte et de nouvelles variétés pourraient être produites.

Les banques de gènes

Réalisant l’importance cruciale de la biodiversité pour assurer la sécurité alimentaire sur le long terme, Gene Campaign a fondé depuis quelques années, une banque de gènes conçue pour la conservation du matériel génétique traditionnel, disponible dans les villages du Jharkhand et de l’Uttaranchal. Au Jharkhand, il existe déjà environ dix banques de gènes, comprenant au total une collection de plus de 2 000 variétés, principalement du riz. Chaque année, de nouvelles banques sont créées par un nombre croissant d’agriculteurs.

L’Inde devrait investir massivement dans l’installation systématique de banque de gènes pour :

  • conserver toute la diversité génétique qui existe pour les céréales, et surtout les produits alimentaires de base, comme le riz. L’Inde est le berceau du riz et d’une quantité importante d’autres cultures vivrières telles que les légumineuses ;
  • entretenir un vivier de semences adaptées au contexte local et accessibles aux agriculteurs ;
  • définir les propriétés de toutes les variétés afin que les semenciers puissent utiliser ces caractéristiques génétiques pour reproduire de nouvelles variétés (résistantes à la sécheresse, à la salinité, à la hausse des températures, aux divers animaux de compagnie et produisant de hauts rendements).

S. S.

Malgré la révolution verte, une diversité biologique significative existe toujours. Elle doit être protégée.

Biocarburants contre sécurité alimentaire

L’Inde a commencé à promouvoir le développement de biocarburants et se fixe comme objectif d’utiliser d’ici 2012 un carburant qui soit un mélange de pétrole (95 %) et d’agrocombustibles (5 %). D’ici 2017 la proportion de biocarburants devra atteindre 10 % et augmenter de plus de 10 % les années suivantes. Cette surenchère doit stopper. L’Inde doit cesser de suivre la politiqu des États-Unis en matière d’agrocarburants pour se consacrer davantage à sa production alimentaire.

Les variétés de jatropha utilisées en Inde, Jatropha curcas, sont peu productives : elles donnent une tonne de grains par hectare lorsque les conditions sont optimales. En vendant ses graines sept centimes d’euros par kilo, l’agriculteur ne gagnerait que 70 euros par hectare et par an. Ainsi, le manque à gagner pour l’exploitant serait réel. Des travaux de recherche prouvent que les biocarburants génèrent au final moins d’énergie qu’il n’en faut pour les fabriquer. Pour produire à base de maïs, un litre d’éthanol qui fournira 5 130 kilocalories d’énergie, il faut consommer 6 597 kilocalories d’énergie non renouvelable. Le déficit est de 22 %. Même si toutes les terres arables de la planète servaient à produire des biocarburants, des études de l’OCDE précisent que seuls 20 % de nos besoins actuels seraient comblés. En outre, les biocarburants sont plus chers que l’essence, une différence de prix aujourd’hui maquillée par des subventions.

Les thuriféraires des biocarburants soutiennent que les cultures vouées à la production des agrocombustibles ne monopolisent pas les terres fertiles mais poussent sur des terres dégradées ou en friche. C’est un mythe. N’importe quel biologiste vous dira que pour cultiver des plantes en bonne santé avec des rendements intéressants pour produire des aliments à haute valeur ajoutée (comme l’huile), la plante doit être soigneusement arrosée et nourrie. Une irrigation adéquate et l’adjonction de quelques doses d’engrais sont une impérieuse nécessité. Sans de tels soins, le jatropha ne produira pas assez de graines pour être rentable.

Ensuite, si les terres prétendument en friche peuvent faire pousser du jatropha, ces sols ne devraient-ils pas être utilisés pour la culture de plantes vivrières comme les céréales, les légumineuses et les oléagineux, ou bien ne pourraientils pas servir de réserve de fourrage ? L’Inde détient un cheptel composé d’un très grand nombre de têtes. Les régions déficitaires en pâturage et en terres fertiles devraient convertir leurs friches en pâture pour leur bétail et non en espaces pour produire des biocarburants. La culture industrielle des biocarburants soulève des questions d’éthique et d’équité. D’un côté, les pauvres ont le droit d’être nourris et le pays doit faire son maximum pour produire suffisamment de nourriture, vaincre la sous-alimentation endémique et la pauvreté. De l’autre, la stratégie des biocarburants consiste à priver les pauvres de terres à vocation alimentaire, pour cultiver des plantes destinées à la production d’agrocarburants utiles à ceux qui possèdent des voitures.

Un rapport conjoint de la FAO et de l’OCDE prédit que la tendance actuelle qui consiste à détourner les terres de leur vocation alimentaire pour produire des biocarburants exacerbera l’augmentation des prix des denrées alimentaires. Sur les dix prochaines années, le rapport prévoit une hausse continue du prix des aliments. Tandis que cette inflation profitera aux pays exportateurs de denrées agricoles et aux exploitants les plus puissants, elle menacera l’économie des pays importateurs, les revenus des petits fermiers et privera les urbains les plus démunis d’une nourriture bon marché.

La promotion des biocarburants par les États-Unis est une diversion orchestrée par un pays qui refuse de ratifier le protocole de Kyoto, de réduire ses émissions de gaz à effet de serre et d’introduire des véhicules moins polluants. Les États-Unis feignent d’être concernés par la question environnementale et nient leurs responsabilités dans l’accélération du réchauffement climatique. Les autres pays ne doivent pas se laisser duper. Ils devraient suspendre leurs programmes visant à consacrer des millions d’hectares à la culture de ces plantes destinées à produire des biocarburants et privilégier des sources d’énergie alternatives comme l’hydrogène, le solaire, l’éolien et la géothermie.

Où sont les OGM contre la faim ?

Avec la crise alimentaire, les pro-OGM semblent avoir le vent en poupe. Ils emploient toute leur rhétorique pour convaincre l’opinion que sans les OGM, la sécurité alimentaire ne peut être atteinte. Mais où sont les OGM qui vaincront la faim dans le monde ? Quelles sont les semences génétiquement modifiées à ce jour disponibles qui augmenteront les taux de productivité agricole et qui introduiront des niveaux de nutrition plus élevés ? Quel rôle joue le coton Bt pour accroître la disponibilité en nourriture ? L’aubergine Bt et le gombo Bt, qui sortiront bientôt des champs d’expérimentation pour gagner ceux des agriculteurs, résoudront-ils la crise alimentaire ?

Cette position absurde et sans fondement atteint son paroxysme avec la «trouvaille scientifique» de l’université Jamia Harmdard de Delhi qui a réussi à mettre au point une variété de fraise résistante à la salinité ! En ces temps de crise alimentaire (et à tout moment d’ailleurs), le lobby des biotechnologies conduit des recherches sur des cultures aussi «frivoles» que des fraises mais ose encore prétendre que la sécurité alimentaire sera résolue uniquement par des semences génétiquement modifiées ! De plus, les défenseurs des OGM font pression pour promouvoir les agrocarburants : cultiver plus de plantes génétiquement modifiées… pour produire plus d’agrocarburants.

Une logique semblable se met en route avec l’élaboration d’un sucre génétiquement modifié pour produire du carburant à partir de l’éthanol. La promotion des plantes génétiquement modifiées au profit des agro-combustibles révèle l’hypocrisie du lobby des biotechnologies.

Selon eux, dépendre exclusivement de variétés naturelles pourrait causer des déficits alimentaires et mener au déboisement dans la mesure où, pour satisfaire une demande croissante en nourriture, il faudrait augmenter les superficies cultivables. Ces mêmes compagnies sont pourtant favorables à la conversion de superficies limitées de terres arables pour produire des agro-combustibles, et non pour assurer la sécurité alimentaire.

S. S.

Texte extrait de « India can beat the food crisis ».
www.cbd.int/doc/external/mop-04/gc-en.pdf